La hiérarchie des modes de traitement des déchets devant les juridictions : de l’incantation à l’application
L'article L. 541-1 II du code de l'environnement donne la priorité à la réduction des déchets et instaure une hiérarchie des modes de traitement. Les juges rappellent de plus en plus fréquemment cette disposition, à l'occasion de différents contentieux, ce qui témoigne de la volonté croissante d'appliquer concrètement ce principe légal.
La hiérarchie des modes de traitement constitue le socle juridique de la gestion des déchets,tendant à privilégier la réduction des déchets, et leur réemploi puis recyclage. Il s’agit d’une norme européenne et française, qui doit théoriquement être poursuivie par tous les acteurs de la gestion des déchets, et dans tous les secteurs.
Après des années d’existence, elle est devenue une incantation consensuelle régulièrement citée dans les cahiers des charges des éco-organismes, décrets sectoriels, études d’impacts et autres « textes » réglementant la gestion des déchets. Elle est systématiquement citée par les industriels pour (tenter de) démontrer que leurs projets lui sont compatibles, en particulier pour passer de l’échelon « décharge » à l’échelon « incinération ». Néanmoins, des décisions de justice récentes donnent réellement corps à cette norme et en particulier ses premiers échelons, à contre-courant de la prétendue mollesse de cette réglementation.
Le Conseil d’Etat valide des interdictions de produits jetables grâce à la hiérarchie des modes de traitement
Dans une décision prometteuse en date du 28 décembre 2018, le Conseil d’Etat a rappelé que la priorité est à la prévention et à la réduction des déchets, tout en confirmant la marge de manœuvre laissée aux pouvoirs législatif et exécutif pour réglementer, notamment par interdiction, le jetable. En l’occurrence, le Conseil a rejeté le recours d’industriels tentant de faire échec à une réglementation interdisant la commercialisation de certains produits en plastique à usage unique. En utilisant la hiérarchie des modes de traitement et la préséance de la prévention, cet arrêt démontre que le Conseil d’Etat a beaucoup évolué dans la compréhension de cette norme, et cette décision est donc sécurisante pour les futures réglementations protectrices de l’environnement. En effet, les juges ne se sont pas satisfaits des mesures de substitution prévues par les sociétés (meilleure collecte, etc.) et a considéré que celles-ci « ne répondent pas à l’objectif de prévention et de réduction de la production des déchets en cause ». Les juges ont aussi analysé, dans les écritures des entreprises, une « réponse partielle à l’objectif de prévention de la pollution tant qu’une partie des déchets continue d’échapper aux circuits permettant leur gestion selon la hiérarchie fixée par la loi » (voir notre analyse plus complète – Conseil d’Etat, 28 décembre 2018, n°404792)
La hiérarchie des modes de traitement comme frein à certains projets de traitement des déchets
Dans le cadre de contentieux liés à des usines de traitement des déchets, deux Cours administratives d’appel (Lyon et Bordeaux) ont coup sur coup précisé les dispositions de la loi de transition énergétique et appliqué la hiérarchie. La Cour de Lyon a rappelé que les préfets ont le pouvoir de refuser les nouvelles demandes d’autorisation d’exploiter, par exemple, des usines de tri mécani-biologique (CAA Lyon, 4 juillet 2017, n°14LY02514). La Cour administrative d’appel de Bordeaux est allée plus loin en annulant un projet d’usine de tri mécano biologique et d’incinération d’ordures ménagères (CAA Bordeaux, 12 décembre 2017, n°17BX01387), en citant explicitement la hiérarchie : « […] la création de l’unité de traitement de déchets non dangereux d’Echillais n’est pas compatible avec la hiérarchie des modalités de gestion des déchets préconisée par les dispositions de l’article L. 541-1 du code de l’environnement ».
Dans un contexte similaire, il y a plus longtemps, le Tribunal administratif de Clermont s’était aussi appuyé sur la hiérarchie des modes de traitement pour saisir les prérogatives du plein contentieux et réduire la capacité d’incinération d’une usine d’incinération. Le tribunal avait finalement autorisé cette exploitation, tout en réduisant la capacité en estimant « que l’installation apparaît ainsi, surdimensionnée, ce qui est de nature à générer des pollutions supplémentaires si la société requérante entend utiliser son exploitation à la capacité maximale de l’autorisation qui lui sera délivrée ; qu’il convient, par suite, de prévenir un tel risque ». Il avait alors été enjoint au préfet d’accorder l’autorisation, tout en ramenant sa capacité de 170 000 tonnes à 150 000 tonnes par an (TA Clermont-Ferrand, 5 mai 2009, n°081720).
Dans un contexte similaire relatif à un projet d’usine d’incinération (projet Syméo dans l’Oise), la Cour administrative d’appel de Douai a validé une décision préfectorale de surseoir à statuer dans le cadre de la demande d’autorisation. A l’issue d’un arrêt rendu notamment aux visas de la hiérarchie, et après avoir rappelé les doutes entourant le projet et notamment la fiabilité des chiffres relatifs aux gisements à traiter, les magistrats ont retenu que : « compte tenu, d’une part, de l’absence de PDEDMA fondé sur des données fiables quant aux gisements et capacités de traitement des déchets dans l’Oise, d’autre part, de l’opposition ferme et argumentée de plusieurs acteurs majeurs du département dans le domaine des déchets ayant conduit à la réalisation de rapports et d’études sur la pertinence du projet Symeo tout au long de l’instruction de la demande d’autorisation, et, enfin, de l’absence de possibilité de réaliser en l’état le projet Symeo sur le terrain choisi, le préfet de l’Oise n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en décidant de proroger de six mois supplémentaires le délai d’instruction ». Cet arrêt est très intéressant dans l’appropriation des chiffres par les juges, qui sont allés au fond de l’analyse du dossier, très concrètement, ce qui renforce l’exigence de justification des gisements et des hypothèses retenues pesant sur les pétitionnaires (pour une lecture complète, voir CAA Douai 22 décembre 2016 n° 15DA01955)
Ces décisions posent donc des jalons intéressants afin que collectivités et industriels justifient plus soigneusement le respect de la hiérarchie des modes de traitement, en particulier au sein des études d’impact, lesquelles balayent généralement ce sujet en quelques lignes. Les juridictions pourraient ainsi se montrer plus sévères face à des projets élaborés dans des contextes où :
- les objectifs légaux sont manifestement méconnus, par exemple la reconstruction de l’usine d’incinération d’Ivry-Paris 13, qui coûtera environ 1 milliard d’euros dans un contexte où moins de 20% des déchets sont recyclés sur le territoire du syndicat maître d’ouvrage, le Syctom ;
- plusieurs outils efficaces n’ont pas été déployés préalablement à la construction d’une usine de traitement des déchets résiduels, sur l’ensemble du territoire compris dans la zone de chalandise du projet. Ainsi du tri à la source des biodéchets, de la tarification incitative et de la redevance spéciale, ou de la mise en place de programmes locaux de prévention. On pourrait envisager que l’arrêté préfectoral d’autorisation restreigne la zone de chalandise de l’usine, en autorisant l’apport de déchets seulement pour les territoires en tarification incitative, ayant mis en place un PLPDMA, collectant les biodéchets, etc. (exemple de l’usine d’incinération de La-Chapelle-Saint-Luc près de Troyes, qui coûtera près de 80 millions d’euros alors même que les performances des territoires concernés peuvent encore être largement améliorées et que ces outils n’ont pas été mis en place).
L’impossibilité de déroger de façon trop large à la hiérarchie en matière de planification
Du côté de la planification des déchets, les juges ont annulé un plan de gestion et de prévention des déchets non dangereux sur le fondement de la hiérarchie (la planification est une obligation prévue l’article L. 541-14 du code de l’environnement). En effet, le Tribunal administratif de Rennes a estimé que le plan qui lui était soumis méconnaissait certains objectifs notamment en ce qu’il prévoyait un doublement des tonnages incinérés (alors que la loi avait pour objectif de réduire les tonnages), et dérogeait trop largement à la hiérarchie des modes de traitement. Les juges ont considéré qu’une dérogation représentant 69% du département en question ne constituait plus une dérogation (TA Rennes, 24 mai 2017, n°1404871).
Ces décisions sont donc très intéressantes : les juridictions françaises se saisissent progressivement de l’opportunité de faire respecter à la lettre les dispositions législatives et réglementaires.
La hiérarchie, demain norme socle des filières de responsabilité élargie des producteurs ?
Dans un autre arrêt, le Conseil d’Etat a validé certaines dispositions d’un cahier des charges d’une filière REP, lesquelles excluaient certaines activités du soutien financier des éco-organismes (en l’occurrence, le soutien au compostage du papier au sein de la filière emballages et papiers). Cette décision découlait du souhait de privilégier le retraitement des produits concernés « aux fins de leur fonction initiale ».
En effet, le Conseil a considéré que l’arrêté attaqué avait pu légalement prévoir que « la part des soutiens financiers calculée selon le tonnage de déchets collectés par application du « barème aval », versée par les éco-organismes aux collectivités territoriales, serait déterminée en fonction de ceux de ces déchets qui, issus du tri et de la collecte sélectifs, sont orientés vers la filière de recyclage de l’industrie papetière en vue de leur retraitement aux fins de leur fonction initiale ; que le barème ainsi fixé conduit légalement, dans le respect des principes résultant des articles L. 541-1 et L. 110-1-2 du code de l’environnement, à privilégier la production de ressources issues du recyclage » (Conseil d’Etat, 30 mai 2018, n°406667).
Cet arrêt ouvre une perspective intéressante dans le maniement des cahiers des charges des éco-organismes. En effet, certaines filières REP ne sont toujours pas concernées par des obligations de réemploi (celle des piles par exemple, alors que des dispositifs de régénération des piles jetables existent), tandis que d’autres n’ont encore qu’une action balbutiante sur la prévention (soutiens financiers au réemploi plus faible à la tonne que pour le recyclage, budgets dérisoires au global, etc.). La hiérarchie des modes de traitement, dont l’efficacité est prouvée par le Conseil d’Etat dans cette affaire, pourrait permettre de mieux « caler » les obligations des éco-organismes, notamment d’un point de vue financier, en fonction des différents échelons.