Lettre ouverte à Alternatives Economiques, suite à l’article « Faut-il brûler les incinérateurs? »

Nous publions une réponse détaillée à cet article qui présentait une vision biaisée et incomplète de l'incinération.

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Votre journal a publié en février 2015 un article intitulé “Faut-il brûler les incinérateurs ?“, qui présentait l’incinération comme un complément utile au recyclage et mettait en avant l’amélioration des techniques, qui rendrait la valorisation énergétique plus efficace tout en limitant les conséquences sanitaires désastreuses observées par le passé. Cet article présente une vision biaisée en omettant un certain nombre de données qu’il est utile de citer pour permettre une appréhension globale des enjeux de l’incinération aujourd’hui.

L’incinérateur, un « aspirateur à déchets », plus qu’une unité de valorisation

Tout d’abord, l’article publié justifie le recours à l’incinération pour la seule raison qu’il est un moyen efficace de valoriser énergétiquement les « refus de tri[1] ». Ceux-ci ne représentent pourtant qu’une part infime des déchets envoyés en incinération. Selon l’ADEME, en 2010, 13,8 millions de tonnes de déchets ont été incinérées avec valorisation énergétique, dont seulement 800 000 tonnes de refus de tri[2]. L’immense majorité des déchets incinérés reste ainsi les ordures ménagères résiduelles, qui contiennent notamment des biodéchets, des papiers, des cartons et des textiles sanitaires, et pour lesquelles l’ADEME estime que seuls 9% d’entre eux ne pourraient faire l’objet d’une valorisation matière. L’incinération représente donc aujourd’hui avant tout un gaspillage important de ressources puisqu’il consiste à brûler des déchets dont la matière pourrait être préservée et revalorisée.

De plus, l’incinération agit souvent paradoxalement contre les efforts de réduction des déchets et d’amélioration du tri. En effet, les coûts d’investissement et les coûts fixes de fonctionnement des incinérateurs étant élevés, ils exigent un flux important et continu de déchets pour être rentables. Les seuls « refus de tri », qui représentent aujourd’hui environ 3 millions de tonnes, ne suffiront pas à alimenter les capacités actuelles des incinérateurs, dont la rentabilité repose sur l’élimination des déchets ménagers résiduels et qui deviennent alors le « meilleur ennemi » du tri et des politiques de prévention des déchets.

Ceci est d’autant plus vrai que la tendance réglementaire est plutôt – et l’on peut s’en réjouir – à l’extension des consignes de tri et à l’obligation de tri à la source et de valorisation des biodéchets (qui concernera tous les producteurs de biodéchets de plus de 10 tonnes/an à partir de 2016), entraînant mécaniquement une baisse des tonnages d’OMR allant en incinération. Dans ce contexte, de plus en plus de vides de fours sont d’ores et déjà comblés par des déchets d’activités économiques, qui pourraient pourtant faire l’objet d’un effort de prévention et de tri.

Présenter l’incinération comme une unité de valorisation idéale pour les refus de tri revient donc à nier la réalité de ce mode de traitement aujourd’hui. Plus qu’une solution écologiquement vertueuse, il s’agit d’une technique qui bénéficie de nombreuses aides (tarifs d’achat d’électricité renouvelable, taux de TVA réduit sur la chaleur, aides au raccordement réseau de chaleur…) pour brûler des déchets pourtant essentiellement composés d’eau (le caractère “renouvelable” de l’énergie produite est due aux ressources biogéniques brûlées, contenues essentiellement dans les déchets alimentaires), qui pourraient être valorisés bien plus efficacement autrement. Grâce à ces aides, l’incinération est parfois plus rentable et vient concurrencer certaines filières de recyclage comme le plastique, qui sont soumises aux fluctuations du marché et du cours des matières premières vierges.

Loin de constituer un exutoire idéal pour les refus de tri, l’incinération est donc aujourd’hui un sérieux frein aux efforts de réduction et de tri des déchets. A ce titre, une baisse progressive des capacités d’incinération apparaît comme une décision de bon sens dans le contexte actuel.

L’Europe du Nord loin d’être un modèle

Le parallèle effectué dans l’article publié entre le taux de recyclage dans certains pays européens et le développement de l’incinération est également très hasardeux. Les forts taux de recyclage qui sont enregistrés dans les pays du nord de l’Europe, adeptes de l’incinération, tiennent plus du mythe que de la réalité. La difficulté tient à la comparaison entre différents pays qui n’utilisent parfois pas les mêmes méthodes de comptabilisation des déchets, laissant une impression inexacte de la réalité de leur gestion sur les territoires concernés.

Ainsi, l’Allemagne par exemple comptabilise les Combustibles Solides de Récupération (CSR) en tant que valorisation matière et non énergétique, faussant par là même la comparaison avec le taux de valorisation matière français. De même, à l’occasion de la sortie de son nouveau plan de gestion des déchets, le Danemark a reconnu que loin d’être un modèle en la matière, il ne recyclait que 22% des déchets et en brûlait près de 80%. Fortes de ce constat, les autorités ont d’ailleurs intitulé leur nouveau plan “Danemark sans déchets – Plus de recyclage et moins d’incinération”. Certains des pays concernés interprètent donc bien différemment la corrélation entre développement de l’incinération et taux de recyclage…

Le découplage entre richesse et production de déchets est possible

Face à l’enjeu de la gestion des déchets, l’objectif premier doit donc être la réduction maximale des déchets produits. Et contrairement à ce que semble dire l’article publié, il existe de nombreux exemples démontrant qu’une réduction drastique des déchets produits est possible, indépendamment du niveau de vie de la population.

C’est notamment le cas de la ville de Capannori en Italie, qui, pour éviter précisément la construction d’un nouvel incinérateur, a réduit les déchets ménagers résiduels de 57% entre 2006 et 2011 et recycle ou composte désormais 82% des déchets ménagers. Les habitants de la Province de Trévise qui se sont engagés dans la même démarche, ne produisent quant à eux plus que 53 kg de déchets résiduels par an et par habitant, bien loin des 288 kg de moyenne observés en France.

A Taiwan, le découplage entre croissance économique et production de déchets est une réalité depuis les années 90, fruit d’une politique volontariste axée sur l’éducation des plus jeunes et la responsabilisation de l’ensemble des citoyens. Ainsi, alors que le PIB par habitant doublait sur 20 ans, la production de déchets chutait jusqu’à atteindre moins de 500 grammes par jour et par habitant en 2012.
Quant à San Francisco, la comparaison des tonnages enfouis avec ceux enregistrés en France est impossible puisque les méthodes de calculs sont très différentes entre les deux pays, San Francisco incluant notamment dans les quantités de tonnage les déchets du BTP. D’ailleurs, même si ces derniers pèsent lourd dans le bilan des quantités de déchets enfouis, peu de grandes villes de pays développés peuvent se targuer de les valoriser aussi bien.

L’impact sanitaire des incinérateurs: un peu trop vite évacué

Enfin, la question des conséquences sanitaires de l’incinération ne peut être évacuée par une simple comparaison du pourcentage de dioxines émises par les incinérateurs par rapport aux émissions totales. La réduction impressionnante de ces dioxines s’explique surtout par le fait qu’aucune réglementation ne limitait ces émissions auparavant. Quant à l’impact sur la santé des dioxines qui restent émises aujourd’hui, affirmer qu’il ne peut être évalué ne permet pas d’en déduire que le risque n’existe plus, bien au contraire, d’autant plus que l’impact sanitaire de l’incinération ne se limite pas aux dioxines.

La combustion des déchets mène au rejet dans l’atmosphère de milliers de molécules différentes (dont des métaux lourds). Une vingtaine de polluants seulement sont pour l’instant réglementés, contrôlés et limités et leur liste n’a pas évolué depuis 10 ans alors que l’on découvre de nouveaux composés chimiques tous les jours. La composition de nos déchets évoluant sans cesse, de nouvelles molécules et de nouveaux “effets cocktail” peuvent apparaître, dont les conséquences sur la santé ne seront mesurées que dans plusieurs années du fait de la période de latence entre l’exposition et la maladie.

Dans ce contexte, plutôt que d’estimer que ces émissions pèsent relativement peu dans la balance par rapport aux multiples autres sources de pollution, il nous semble plus responsable d’examiner les alternatives existantes pour supprimer à terme notre dépendance à une installation qui est incontestablement source d’incertitude pour la santé des populations environnantes.

Ainsi, l’analyse de l’avenir de l’incinération en France nécessite une appréhension globale de la problématique de la gestion des déchets et une certaine précaution dans la manipulation de chiffres qui peuvent s’avérer trompeurs. La question posée en intitulé “faut-il brûler les incinérateurs ?“, fait ainsi écho à une autre question, bien plus fondamentale : “que brûle-t-on aujourd’hui dans nos incinérateurs et pourquoi?“.


[1] Déchets qui, collectés séparément, ne peuvent finalement être recyclés pour des raisons diverses (déchets souillés, trop petits, erreurs de tri)
[2] “Chiffres clés”, ADEME 2014

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