La morale des restes, retour sur la journée d’étude
Jeudi 4 Juin, l’atelier de recherche « La deuxième vie des objets » réunissait à Paris plusieurs intervenants pour discuter de "la morale des restes". Retour sur les interventions.
Partant du constat que l’acte de jeter est disqualifié par les discours environnementaux aux profits de pratiques plus vertueuses (réparation, récupération, réemploi, etc.), cette journée avait pour objectif de questionner les valeurs morales véhiculées par les déchets[1].
Le déchet, support du politique
La professeure Gay Hawkins, de l’Institute for Culture and Society en Australie, remarque depuis une décennie un intérêt grandissant pour la recherche sur les déchets dans les sciences sociales. En effet, le déchet constitue une catégorie d’objets très moralisée. Ils “parlent mal” de nos sociétés et montrent ce que l’on ne veut plus voir : le matérialisme et la surconsommation[2]. Or, le déchet apparaît aussi comme un matériau sur lequel prend forme l’expression du politique, de la morale et de l’éthique. Le recyclage est alors un moyen d’arranger notre rapport aux objets, de rendre éthique ce qui est “sale”. Dans le domaine esthétique, le déchet utilisé dans l’art, atteint une sorte de rédemption. Dans un tout autre contexte, le déchet peut cristalliser des luttes de pouvoir et d’intérêt en devenant le matériau du conflit. C’est ce qui s’est passé à San Francisco en 2006 lorsque la municipalité a interdit le polystyrène [3] sur son territoire, s’attirant ainsi les foudres des industriels et de certains consommateurs.
Lorsque le réemploi parle de classes sociales
Les vêtements non plus ne sont pas muets. Ils jouent comme des indicateurs de positions sociales [4]. Qu’en est-il alors du message transmis par ceux qui ont été abandonnés par leur propriétaire ? Selon Stavroula Pipyrou [5], le rapport aux vêtements de seconde main dépasse largement les dimensions purement environnementale et économique. D’un coté, la fripe “vintage” est recherchée par les personnes les plus dotées culturellement et/ou financièrement. Elle est assumée par ce qu’elle évoque un coté avant-gardiste chez celui qui la porte. Au contraire, à Reggio de Calabre, ville au sud de l’Italie où la “bella figura” [6] a une importance capitale, s’afficher avec des vêtements que d’autres ont déjà usés relève de l’humiliation pour les plus précaires. L’achat de seconde main est caché, tabou. Ce qui compte, c’est surtout la domination induite par la forme du marché de la seconde main. Les vêtements viennent de pays plus riches et la “charité” s’apparente d’avantage à une invasion pour les bénéficiaires. Ici, ce n’est pas tant le fait que les vêtements aient été portés qui provoque le rejet, mais leur origine. S’ils ont appartenu à quelqu’un de proche, de connu, ils sont bien plus facilement acceptés. En dehors de ce contexte, l’objet réemployé est donc à la fois marqueur de la domination d’un pays sur un autre, et vecteur de distinction entre classes sociales [7].
Domestiquer les déchets, domestiquer l’espace
Pour Denis Blot [8], les déchets sont des objets de lutte pour l’ordre. Nettoyer les espaces des déchets sauvages revient à domestiquer l’espace. Ainsi, ramasser dans les zones habitées, proches des villes ou des campagnes, relève davantage d’une morale sociale. On fait intervenir des personnes marginalisées, avec parfois une volonté d’insertion sociale ou encore des enfants, mais jamais ou rarement de véritables travailleurs rémunérés pour cette activité. On nettoie comme on nettoie chez soi, marquant ainsi sa possession du territoire. Au niveau des municipalités, ce sont les soutiens du parti au pouvoir qui se chargent de cette tâche sur l’unique espace sous leur tutelle. Les associations de chasseurs se lancent dans des opérations de nettoyage des forêts pour légitimer leurs positions face aux associations environnementales. Au contraire, dans les lieux plus éloignés, sauvages et naturels, ce sont principalement des bénévoles qui enlèvent les déchets et qui se retrouvent sans distinction de classes sociales en agissant sur des espaces qui ne sont pas délimités. Ici, il s’agit davantage de montrer le rôle de l’homme et de la société de consommation dans les dommages causés à la nature que de nettoyer entièrement. Il n’y a pas de résultat, l’endroit n’est jamais complètement propre. Ceux qui s’attellent au ramassage des ordures n’en retirent qu’une reconnaissance morale, une morale environnementale [9].
[1] “La morale des restes, jeux de pouvoir dans nos poubelles“, le jeudi 4 juin à la MSH, Paris. Journée d’étude organisée par Elisabeth Anstett et Nathalie Ortar
[2] Voir Hawkins, Gay, The Ethic of Waste : How We Relate to Rubbish, Rowman and Littlefield Publisher Inc., Oxford, 2006
[3] Voir “L’arsenal législatif de San Francisco pour arriver au « zéro déchet“, Le Monde, 29/05/2014
[4] Voir Le Wita, Béatrix, Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Edition de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988
[5] Stavroula Pipyrou est docteur en anthropologie sociale à la University of St Andrews, Ecosse.
[6] La “bella figura” est une expression italienne désignant le fait de bien se présenter aux autres tant dans la manière de s’habiller que dans l’attitude, qui a trait avec la dignité.
[7] Voir Pipyrou, Stavroula “Cutting Bella Figura: irony, crisis and secondhand clothes in South Italy.”, American Ethnologist, 2014, Volume 41, Number 3, pp: 532-546.
[8] Denis Blot est sociologue et maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne
[9] Voir Blot Denis (2012), “A qui sont ces déchets ? Oppositions sociales et conflits de territoire dans le traitement des déchets sauvages”, Colloque international “Déchets”, Le Mans, 16 et 17 novembre 2012. (à paraître, aux Presses Universitaires de Rennes) et Blot Denis, Lehembre Sébastien, LÉONARD Julie (2012), “Quand les fleurs sont des déchets ; anthropologie, projets d’aménagement et attribution des objets”, in Le Journal des anthropologues, n°128-129, p. 17-36.