Secret des affaires : une victoire partielle du journal Le Monde et les associations jointes
Le 26 juin 2019, 36 organisations dont Zero Waste France se sont jointes au recours du Monde devant le Tribunal administratif de Montreuil. En cause, les obstacles sérieux à la liberté d'information que pose le "secret des affaires". Le 8 avril 2022, le Conseil d'Etat a rendu une décision en partie avantageuse mais encore insuffisante.
Depuis 2018, la loi protège le « secret des affaires »
C’est une loi du 30 juillet 2018 qui a créé la notion de « secret des affaires ». Le Code de commerce prévoit ainsi depuis lors qu’est protégée au titre du secret des affaires toute information qui n’est pas, « en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d’informations en raison de leur secteur d’activité« . Il faut également que cette information revête « une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret« , et qu’elle ait « fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables » (article 151-1 du Code de commerce).
Si le « secret industriel et commercial » était déjà protégé dans le cadre environnemental, bloquant d’ores et déjà la communication de certaines données, ce nouveau secret, défini de façon très large, constitue une extension particulièrement dangereuse pour la vivacité du débat public, et de l’information citoyenne. En outre, sa violation est assortie de sanctions potentiellement très lourdes, avec le paiement de pénalités incluant « les conséquences économiques négatives de l’atteinte au secret des affaires, dont le manque à gagner et la perte subie par la partie lésée, y compris la perte de chance« . De telles sanctions pouvant être prononcées contre les personnes divulguant ces informations ouvrent ainsi la possibilité non négligeable à des « procès baillons », c’est-à-dire des poursuites sans réel fondement visant surtout à intimider les relais citoyens.
Ce dispositif juridique présente donc un double risque : freiner un peu plus l’obtention de documents et données, et faire peser un risque très fort quant à leur divulgation. Ceci met en péril les enquêtes que mènent de façon régulière les ONG défendant les droits environnementaux par exemple, à propos de filières ou d’acteurs industriels. Zero Waste France est ainsi régulièrement amenée à enquêter, et publier des rapports sur différents secteurs industriels, révélant par là-même des informations sensibles.
Le « secret des affaires » utilisé pour refuser la communication de documents au Monde
Le journal Le Monde, dans le cadre d’une enquête sur les implants médicaux, a ainsi demandé des documents en 2018, dont des listes de dispositifs médicaux, au LNE/G-MED, établissement public industriel et commercial rattaché au Ministère de l’économie. Essuyant un refus, le journal s’est tourné vers la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), autorité administrative communément en charge de rendre des avis sur la communicabilité ou non de tels ou tels documents administratifs.
Pour refuser de considérer les documents demandés par Le Monde comme effectivement communicables, la CADA s’est notamment basée sur le fait que cela « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires ». Ce premier usage concret de la notion de « secret des affaires » confirme donc les craintes exprimées par de nombreuses organisations à l’égard de cette réforme du droit français. En l’occurrence, il s’agit clairement d’un obstacle mis à l’enquête d’un média sur un sujet sensible et à fort enjeu économique.
C’est pourquoi, aux côtés de 35 médias et organisations défendant les droits environnementaux ou sociaux représentés par Me Jérôme Karsenti, Zero Waste France a décidé de se joindre au journal Le Monde dans le procès qu’il a engagé au Tribunal administratif de Montreuil. Nous demandions à la juridiction d’annuler l’avis de la CADA précité, et de juger que les documents demandés sont bien des documents communicables. Dans la mesure où il s’agit de la première affaire du genre, les organisations requérantes souhaitaient montrer leur solidarité dans ce dossier, et exprimer leurs craintes quant à l’usage futur du « secret des affaires » pour réduire le débat démocratique, et placer les industries hors d’atteinte de tout contrôle citoyen.
Retrouvez le site dédiéUne victoire partielle, par une décision du Conseil d’Etat du 8 avril 2022.
Pour rappel, le Tribunal administratif de Montreuil, avait rendu une décision le 15 octobre 2020, où il annulait la décision de refus de communication du LNE/G-MED concernant les dispositifs médicaux déjà mis sur le marché et faisant l’objet d’un marquage CE (c’est-à-dire d’une certification de l’Union européenne).
Dans sa décision du 8 avril 2022, le Conseil d’Etat a jugé que les dispositifs médicaux qui sont déjà mis sur le marché et qui ne font pas l’objet d’un marquage CE, peuvent également faire l’objet d’une communication.
Très concrètement, la liste des dispositifs médicaux dont la certification « CE » a été refusée par le LNE ou la société GMED, et qui ont été mis sur le marché, pourront faire l’objet d’une communication. Les modalités et possibilités pratiques de communication de cette liste seront détaillées ultérieurement par le juge.
Cette décision du Conseil d’Etat est bienvenue, car elle fait primer le droit à l’information et à la liberté d’expression journalistique sur le secret des affaires, concernant des produits mis sur le marché. Elle limite ainsi les effets néfastes du secret des affaires dans le domaine des risques environnementaux et sanitaires, où les journalistes et ONG sont régulièrement amenés à enquêter pour informer utilement le public.
Il est cependant à déplorer que cette décision ne soit que partiellement victorieuse, et qu’elle ne concerne pas l’accès aux informations concernant les dispositifs médicaux non encore mis sur le marché. Il ne s’agit donc que d’une demi-victoire pour le journal Le Monde et les associations jointes dont Zero Waste France, qui reste vigilante quant à l’application de la notion de secret des affaires en matière de communication des documents administratifs.